La Croix : Vous postulez dans votre ouvrage que la droitisation « est simultanément une réalité, par en haut, et un mythe, par en bas ». C’est-à-dire ?
Vincent Tiberj : La droitisation existe dans les champs intellectuel, politique et médiatique mais ne s’appuie pas sur les demandes unanimes des citoyens dont chacun se fait le ventriloque. Nous sommes au contraire dans un pays beaucoup plus tolérant et ouvert aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été. Ce constat paradoxal – notamment au vu des élections récentes – oblige à déconstruire ces résultats électoraux, ce qu’on voit sur les réseaux sociaux, ce que certains responsables politiques affirment et même un certain nombre de sondages. Ce que je qualifie de « mythe » empêche de penser et – c’est sa force – pèse sur des stratégies, des enjeux, des agendas politiques.
Les urnes semblent démontrer une droitisation plutôt explicite. Comment, dans ce cas, expliquer ce paradoxe ?
V. T. : Auparavant, on ne voyait de citoyen que celui qui allait voter, et l’abstentionnisme était sociologique. Aujourd’hui – c’est ce que j’appelle la grande démission –, nombre d’entre eux ne considèrent plus leur rôle d’électeur. Ce décrochage est perceptible dans les générations post-baby-boom (1960-1970) et millennials (1980-1990), qui se désolidarisent de l’offre politique classique gauche-droite et privilégient le vote intermittent, tandis que les électeurs restants penchent clairement à droite.
Comment percevez-vous qu’une majeure partie des « non-alignés » voteraient à gauche s’ils retournaient aux urnes ?
V. T. : L’échec majeur de la gauche à réarrimer les catégories populaires est clair mais ces dernières ne se tournent pas pour autant automatiquement vers le RN : n’oublions pas que près de la moitié des ouvriers ne sont pas déplacés aux dernières législatives. Les autres non-alignés ne s’en remettent plus aveuglément à un parti. Ils ont des opinions, un niveau de diplôme plutôt élevé et une culture politique différente.
Ce sont surtout des citoyens déçus par l’offre politique, notamment à gauche. Or, les partis ne sont pas paramétrés pour tisser un nouveau lien de confiance et faire de la politique autrement. Les urnes pourraient dès lors aller de plus en plus à l’encontre du souhait de la société. Cette situation convient parfaitement à un parti de droite, voire d’extrême droite, mais les partis de gauche vont souffrir de cette évolution alors même qu’ils disposent de réserves de voix considérables.
Qu’est-ce qui explique que les préoccupations réelles des Français ne soient pas celles que l’on retrouve dans le débat public, qu’il soit politique ou médiatique ?
V. T. : Définir le terrain sur lequel va se jouer une élection est un enjeu politique de taille : un candidat a tout intérêt à jouer à domicile. Ce qui a changé, c’est le système médiatique et la relation des citoyens à ce dernier. Dans les années 2000, aux États-Unis, l’éclatement des médias a entraîné une forte polarisation. La même chose se produit en France, notamment autour de CNews, désormais d’Europe 1 et du JDD. Fonctionnant sur l’affinitaire, ces médias nourrissent – avec l’aide des algorithmes – l’enfermement cognitif progressif du citoyen, qui n’est plus confronté à des informations dissonantes. Ces médias ne jouent pas selon les mêmes règles et imposent le terrain du débat.
L’Arcom assure-t-elle suffisamment son rôle vis-à-vis de ces médias déjouant les règles ?
V. T. : L’Arcom a sans doute pêché par naïveté en laissant s’installer des pratiques journalistiques extrêmement troublantes. Un journalisme politisé d’un nouveau genre a germé, jouant à la fois les règles de la carte de presse et celles de l’éditorialiste ou de l’essayiste, et passant ainsi de l’un à l’autre. De fait, cette parole droitisante répétant et amplifiant des faits tout en écartant d’autres réalités crée un « conservatisme d’atmosphère » et favorise les paniques morales de son public. La classe politique nourrit volontairement le cercle vicieux en analysant ce public comme l’ensemble des citoyens.
Dès lors, les responsables politiques souhaitent-ils représenter le peuple ou le gouverner ?
V. T. : Beaucoup veulent avant tout gouverner, du fait d’une culture de la politique marquée par l’élitisme. Cette manière de faire s’accordait avec ce qu’étaient les citoyens des années 1950-1960 en France dotés d’une forte déférence à l’endroit des élus, notamment due à un faible niveau de diplôme. Mais nous sommes aujourd’hui face à des citoyens qui peuvent s’informer rapidement, qui ont une mémoire de l’information et qui ont un niveau de diplôme plus élevé. Si nos responsables politiques ne prennent pas en compte cette évolution sociologique, les niveaux de participation risquent d’être de plus en plus faibles.
À ce titre, comment analysez-vous la nomination de Michel Barnier comme premier ministre ?
V. T. : Elle est l’illustration même d’une culture des élus qui reste en vase clos. La nomination de Michel Barnier va à double contresens de ce qu’il s’est passé lors des législatives et peut creuser davantage la grande démission. Du côté de la politique, il l’a dit, nous allons beaucoup parler immigration. Or on le sait, lorsque la droite classique va sur les terres de l’extrême droite, cela ne fait pas dégonfler le RN mais le légitimise. La poussée du vote RN se trouve d’ailleurs à l’endroit des boomers électeurs de droite classique qui, jusqu’ici, considéraient ce vote comme illégitime. On peut y voir l’effet Zemmour et celui de la droitisation médiatique.
Puisque cette démocratie représentative n’a plus grand-chose de représentative, l’instauration de la proportionnelle ou la reconnaissance du vote blanc feraient-ils partie de la « solution » ?
V. T. : La démocratie en France est avant tout élective ; la représentativité n’a jamais été au centre du jeu. On est aujourd’hui dans un pays politiquement fragmenté, or la fragmentation des préférences débouche sur des constructions majoritaires, ce qui interroge sur le caractère démocratique de nos modes de scrutin et de nos institutions. La proportionnelle apporterait davantage de représentativité mais elle crée aussi des biais (par départements) ou brise le lien des élus avec les territoires, si elle est intégrale. La reconnaissance du vote blanc quant à lui ne suffirait pas. Derrière la grande démission, c’est le rapport à l’ensemble du système qui est rejeté, c’est une grève des urnes.
À quoi appelez-vous ?
V. T. : Il est temps de prendre acte de cette grande démission citoyenne, du décalage entre ceux qui votent et le reste de la société, du besoin urgent de réformer nos institutions et notre manière de faire de la politique. Il faudrait recréer des espaces de prise de parole citoyenne – typiquement ce que sont les référendums ou les conventions citoyennes. La démocratie, ce n’est pas le philosophe-roi, qui décide pour le bien du peuple, contre le peuple et sans le peuple. Aujourd’hui, nous faisons démocratie sur le silence citoyen. Le vote n’oblige plus les élus : voici le nœud du problème.
(1) Auteur du récent livre La Droitisation de la France, mythe et réalités, PUF, 15 €.
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