
Ou quand les eaux gardent mémoire. Plus de détails avec Info Chalon.
Au cœur de la Bresse chalonnaise, entre les haies noyées de brume et les fontaines oubliées, les veillées d’autrefois évoquaient une créature étrange dont le front portait un feu précieux, comme les reflets de la mémoire vivante des eaux.
Longtemps, dans les villages entre le Tournugeois et la Bresse, on a raconté cette histoire de créature surgissant des étangs au clair de lune. Une légende qui dit beaucoup du lien des locaux avec leurs eaux.
Des rives de la Saône aux étangs de la Brenne, les anciens parlaient d’une lueur glissant sur l’eau. Quand la nuit s’étend sur les marais et que les grenouilles se taisent, alors glisse sur la surface noire la Vouivre, esprit des sources et gardienne jalouse des âmes curieuses.
Entre rivières et brouillards
Aux confins du Chalonnais, de la Bresse et du Tournugeois, entre Lacrost, Ozenay et Berzé, la rivière se fait lente et les terres, spongieuses.
Les paysans disaient qu’à la tombée du jour, on voyait parfois une flamme rouge flotter sur les mares et les fossés, que ce n’était pas un feu follet, mais la Vouivre, serpent ailé et scintillant, sorti des eaux pour respirer la nuit.
Un vieil homme nous a raconté son grand-père disait qu’elle descendait boire à la tombée de la nuit et que si quelqu’un la surprenait, elle abandonnait la pierre rouge qu’elle portait au front. Mais aussi qu’il fallait fuir avant qu’elle ne la réclame…
Cette «pierre rouge», appelée escarboucle, est le cœur du mythe : symbole de vie, de feu et de richesse, mais aussi d’interdit.
Aussi, celui qui la vole devient riche… avant d’être maudit.
Un mot ancien qui voyage
Le mot vouivre, aujourd’hui familier pour les conteurs de Bourgogne et de Franche-Comté, plonge ses racines dans les plus anciens états du français.
On le rencontre dès 1150 sous la forme wivre, dans Le Conte de Floire et Blancheflor, où il désigne simplement un serpent monstrueux.
La graphie évolue, selon les provinces, voivre, forme qu’on retrouve chez Jean de Joinville dans sa Vie de Saint Louis (1309), vuivre, comme dans Le Médicinaire liégeois ou dans L’Invantaire du Père Monet (1636) qui le définit comme «serpent volant, éclatant en feu», vivre dans les dialectes du Centre et de l’Est, ou vouivre (1834), très répandu en Bresse, dans le Jura et en Suisse, où il prend alors le sens que l’on connaît aujourd’hui de «dragon, monstre fantastique».
Il s’agit d’une variante dialectale de guivre, attesté vers 1100 comme «vipère, serpent», comme dans La Chanson de Roland, peut-être écrit par Turold vers 1065, qui parle de «serpenz e guivres, dragun e averser», puis au XIIIème siècle, attesté dans Le rôle d’armes Bigot, compilé au milieu du XIIIème siècle par un auteur anonyme, qui parle «a une vuivre… de travers el Kief».
L’origine est clairement latine : vipera, «la vipère», altéré en *wipera sous l’influence des nombreux mots germaniques en [w] (cf. le vieux haut allemand wipera, lui-même emprunté au latin vipera). Le terme anglais wyvern vient du moyen anglais wyver, attesté dès le XIVème siècle d’après l’Oxford English Dictionary, lui-même emprunté à l’anglo-normand wivre.
Ce terme savant s’est répandu dans les langues romanes et germaniques, donnant une véritable famille de mots mythiques :
• en France et en Suisse romande (wivre, vivre, vouivre, ouivre, voivre, vèvre, vaivre, guivre),
• en Italie (guivre, biscione ou bissa dans le patois milanais),
• en Angleterre (wyvern) et dans les pays germaniques (wurm, lindworm).
Ces formes multiples traduisent la longévité d’un archétype européen, celui d’un serpent ailé, gardien de source ou de trésor, ancêtre à la fois du dragon et de la vouivre comtoise.
Elle partage ses traits avec la Wyvern anglaise ou les dracs languedociens.
La Franche-Comté — et par extension la Bresse chalonnaise voisine — reste le cœur historique du mot.
C’est là qu’il a survécu dans le parler populaire, tandis qu’ailleurs on ne gardait que sa cousine héraldique, la guivre, une sorte de dragon à deux pattes figurant sur de nombreux blasons médiévaux.
Curieusement, le mot a même laissé une trace dans le français courant : l’adjectif guivré, signifiant «dentelé comme une queue de serpent», vient de cette même racine.
Pour les folkloristes, la Vouivre serait l’héritière directe des génies d’eau celtiques, des femmes-sources liées aux rivières et aux fontaines. Et ça tombe bien, dans la Bresse chalonnaise, où chaque village possède son lavoir ou sa fontaine, la Vouivre incarne la puissance vitale des eaux, celle qui fertilise, mais qui peut tout emporter.
Ainsi, avant d’être la belle aux yeux flamboyants de nos légendes, la Vouivre fut d’abord un mot ancien, lentement façonné par mille langues… et mille peurs.
Des sources précises dans la mémoire du pays
La vouivre n’est pas une invention récente.
Elle est attestée dès le XIXème siècle dans les recueils de folklore bourguignon : Paul Sébillot, dans Le Folk-Lore de France (t. III, 1905), décrit «les serpents fabuleux des rivières de Bresse et de Franche-Comté, gardiens d’une escarboucle qu’ils laissent tomber en buvant».
Amédée Saint-Ferréol, dans Légendes et traditions de la Bresse (1880), situe une «vouivre flamboyante sur la Brenne, près de Saint-Germain-du-Plain».
À Couches, commune située entre le Morvan et la Côte chalonnaise, la mairie conserve la trace d’une «Vivre» dont on dit qu’elle rôdait autour des anciens puits. La commune organise une fête grandiose en son honneur, comme nous le rappelle à juste titre la poétesse Marie-Françoise Ghesquier. La prochaine aura lieu les 26 et 27 août 2028.
Les sites de Lacrost et Ozenay, eux, reprennent la légende dans leurs notices patrimoniales, évoquant la Vouivre venant boire à la Fontaine à Chagrin. Il en est également question à Culles-les-Roches et Mont Saint-lean (Côte-d’Or), de vivres à Lournand et Gemeaux (Côte-d’Or).
Cette répartition géographique, de la Saône à la Brenne (et même au-delà), fait de la Bresse chalonnaise l’un des berceaux français du mythe de la Vouivre, bien avant que la littérature moderne (Henri Bachelin, Marcel Aymé, Jean Giono) ne le popularise.
Entre fée et dragon
Dans les récits bressans, la Vouivre est féminine : mi-femme, mi-serpent, aussi magnifique que dangereuse. On la voit parfois nue, traversant les étangs avec son rubis au front; d’autres la décrivent comme un grand serpent ailé couvert d’écailles étincelantes.
Elle veille sur les eaux dormantes, les trésors cachés et la fécondité des terres.
Et si on la croise, il faut se taire; car un mot, un rire, ou un regard de trop peuvent la rendre furieuse.
Mémoire et survivance
Encore au début du XXème siècle, on disait dans les fermes entre Saint-Martin-en-Bresse et Ouroux-sur-Saône : «Quand l’eau rougit au couchant, c’est la Vouivre qui passe».
Les conteurs de Lacrost ont ravivé la légende lors des Journées du Patrimoine, et l’on voit parfois sur les affiches locales une silhouette ondoyante au-dessus de la rivière.
De la surface noire des eaux de sa Bresse natale, la Vouivre demeure une métaphore puissante. Celle d’une nature vivante, lumineuse et dangereuse à la fois. Et quand la brume s’élève sur les marais de la Brenne, on jurerait encore voir, dans la lueur tremblante des eaux, le reflet rouge de son escarboucle.
À suivre…
Mercredi, notre série Mystères du Chalonnais et de Saône-et-Loire plongera dans le folklore oublié du pays chalonnais en rouvrant le livre des petites peurs du Chalonnais, celles qu’on n’osait plus raconter : les Orjus, ces lutins domestiques planqués dans les caves et les granges, qu’on accusait jadis de faire tourner le lait, de tisser la nuit ou de cacher les sabots des enfants.
Quand le vent siffle et que les portes battent, on disait autrefois «Ce sont les Orjus qui passent».
Un mot disparu des dictionnaires, mais pas tout à fait des mémoires…
Karim Bouakline-Venegas Al Gharnati
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