Le « retour à la terre » apparaît aujourd’hui comme une pratique significativement présente dans les communautés LGBTQI+ [1]. À défaut d’en connaître précisément l’ampleur, on ne peut que constater que la présence queer [2] dans les campagnes est, en France du moins, de plus en plus visible : les marches des fiertés rurales se multiplient, de même que les initiatives collectives, comme celle portée par le Jardin des passages, une petite ferme dans le sud du Cantal.
Cette présence queer souligne un regard transformé sur la ville — longtemps envisagée comme l’unique possibilité d’une vie sociale, culturelle et amoureuse pour les groupes LGBTQI+. La campagne et la vie en « communauté intentionnelle » peuvent aussi devenir, face à la précarité ou une vie vue comme « hors-sol » par exemple, un refuge.
Des contre-cultures qui montrent « une autre manière d’être au monde »
Dans Féministes des champs, la sociologue Constance Rimlinger a décidé de se pencher sur cette « petite minorité » porteuse « d’une autre manière d’être au monde ». Ces contre-cultures sont ainsi loin d’être un sujet « de niche », car « la marge informe sur l’état d’une société et contribue à son évolution », assure-t-elle. Dans cette enquête, l’investissement des espaces ruraux par les femmes, les lesbiennes ou les communautés queers, indissociable des différentes vagues néorurales, est étudié en tant qu’« écoféminisme en acte » — même si les personnes interrogées ne revendiquent pas forcément le terme.
Son enquête socio-historique se déploie sur sept communautés féministes, lesbiennes et/ou queers, en France (Morbihan, Saône-et-Loire, Creuse, Charente) et à l’étranger (États-Unis, Nouvelle-Zélande) ayant démarré entre les années 1970 et les années 2010. À travers ces exemples, elle examine la manière dont l’installation en ruralité, pour des femmes et/ou des minorités de genre, constitue un ancrage dans l’écoféminisme et en propose des formes variées d’actualisation.
Le mouvement, qui vise à « injecter une conscience féministe au mouvement environnemental » et « une conscience environnementale au mouvement féministe », selon la formule de la sociologue Ariel Salleh [3] remonte à quelques décennies. Il connaît aujourd’hui un second souffle, que l’on observe des pancartes en manifestation aux étals de librairie. En témoignent les parutions récemment consacrées à Françoise d’Eaubonne, théoricienne capitale pour l’écoféminisme et autrice du Féminisme ou la mort, publié en 1974 ; le travail de recherche et d’édition porté par Isabelle Cambourakis et la collection Sorcières ; ou encore la généalogie politique et intellectuelle esquissée par Cy Lecerf Maulpoix dans Écologies déviantes, qui met au jour les liens historiques entre les luttes LGBTQI+ et les combats pour la justice climatique.
Le travail de Constance Rimlinger explore une « nébuleuse » d’initiatives dans laquelle on distingue trois grandes catégories de communautés rurales, réunies par leur volonté de proposer des alternatives aux systèmes économiques, sociaux et politiques dominants ainsi que par le travail de la terre effectué de différentes manières par les habitantes.
Les plus anciennes de ces communautés, auréolées d’une histoire quasi mythique dans les espaces féministes, sont des groupes de femmes établis à la campagne dans les années 1970. C’est le cas de We’Moon Land, dans l’Oregon, active depuis presque cinquante ans, ou de la communauté Earthspirit en Nouvelle-Zélande. Portés par un féminisme différentialiste, c’est-à-dire basé sur la différence des sexes, ces groupes se distinguent par une volonté séparatiste : il faut se couper de la culture et du monde des hommes et, à travers la reconnexion à la nature et le travail communautaire, créer un espace matériel et spirituel à soi.
Féminisme intersectionnel
Remises en question par l’évolution du mouvement féministe et le passage à un questionnement sur le genre comme performance sociale, elles sont aujourd’hui déclassées par une deuxième catégorie : les communautés queers. Celles-ci, en effet, revendiquent pour la plupart un ancrage dans le féminisme intersectionnel, considèrent le genre comme une construction sociale et contestent les rapports de domination basés sur la classe, la race ou le genre. Mobilisant le répertoire d’action queer, ces groupes investissent les terrains festifs et culturels et se distinguent par le maintien d’un lien avec des centres urbains. Dans cette perspective, la Ferme des Paresseuses, en Saône-et-Loire, accueille des chantiers participatifs et organise un festival de cirque féministe en associant anticapitalisme et objectifs d’autoproduction. En Nouvelle-Zélande, le Black Sheep sanctuary s’ancre également dans un féminisme queer et intersectionnel, autour de la dynamique créée par une association de protection animale.
Une troisième catégorie de communautés se différencie par le fait que l’on ne s’y définit pas par son identité de genre ou son orientation sexuelle mais par son rapport à la terre. Le choix du lieu d’établissement y est principalement orienté par la qualité des terres à cultiver, on y accepte la mixité et surtout les membres de ces communautés cherchent à s’intégrer à la vie rurale locale. La Ferme des Roches, en Charente, se déploie ainsi autour de plusieurs activités de permaculture. Pour Charlie, l’un de ses habitants, la réflexion sur les pratiques agricoles doit s’inscrire dans un travail plus général de déconstruction des normes sociales : « La permaculture te demande de déconstruire plein de trucs : ton rapport à l’agriculture conventionnelle, à la monnaie, à la consommation… Mais on ne te demande jamais de déconstruire ton rapport au genre, à la “race”, aux rapports de domination… […] Je pense que c’est pas pareil parce que l’agriculture, c’est surtout un truc de mecs cis blancs […]. Et que ça les arrange bien de pas déconstruire le reste. »
Dans chacun de ces cas, la sociologue examine l’effet de la vie en communauté sur les trajectoires individuelles. Cette dernière conduit bon nombre de leurs habitantes à changer de pays au cours de leur vie, pour passer d’un lieu d’habitation à un autre. Ainsi, à l’initiative de We’Moon Land, on trouve deux sœurs et une amie, qui avaient utilisé un héritage pour acheter un terrain et y développer une communauté de femmes en 1973. Musawa, l’une d’entre elles, a rencontré une Française parmi les visiteuses, avec qui elle s’est envolée pour l’Europe avant de visiter d’autres terres de femmes, en Europe, à Hawaï et en Californie, avant de revenir dans l’Oregon.
« Des liens se tissent, aussi bien entre urbaines et rurales, qu’entre les différentes terres »
En France, les communautés installées en Bretagne ont bénéficié de la dynamique insufflée par les féministes allemandes, très tôt familières de l’imaginaire communautaire. Comme l’écrit Constance Rimlinger, « au sein de la communauté lesbienne féministe, certaines, les “lesbiennes voyageuses”, circulent d’une terre à une autre, d’autres vivent en ville mais viennent s’y mettre au vert de temps en temps : ainsi, des liens se tissent, aussi bien entre urbaines et rurales, qu’entre les différentes terres. » Bien que différentes dans leur modèle et leur organisation, ces communautés sont traversées par des débats similaires, portant sur les manières d’habiter ou de cultiver (habitat en dur ou léger, choix de destiner la production agricole à la vente ou à la consommation personnelle…), sur les façons de tracer les limites de la communauté (modalités de la non-mixité, exclusion des personnes trans de certaines communautés), et de gérer l’accueil des personnes de passage (durée des séjours autorisés pour les personnes extérieures, demande d’une participation financière ou non…).
Espace de repli et luttes feutrées
La ruralité elle-même, ainsi que l’avait déjà montré le sociologue Colin Giraud dans son enquête sur la vie homosexuelle dans la Drôme [4], se présente comme un ensemble extrêmement hétérogène, au sein duquel cohabite une grande diversité de pratiques. L’histoire des communautés féministes, lesbiennes et queers en ruralité permet ainsi, en creux, de penser la ruralité autrement que comme l’envers de la ville. Plutôt, les espaces ruraux se présentent comme un espace de repli, souvent ponctuel. Plus généralement, l’histoire de ces groupes permet de réfléchir au fonctionnement et à la vie communautaires, dans le quotidien desquels s’effectue ce que Geneviève Pruvost appelle les « luttes feutrées » produites par la « politisation des moindres gestes ».
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Au cœur de ce travail d’enquête se trouve donc la question de la fabrique des alternatives, tant du point de vue historique (certaines communautés liées à l’antipsychiatrie ont par exemple contribué à repenser les pratiques de soin) que pratiques et politiques (comment gérer le rapport au foncier dans un fonctionnement collectif ? comment penser non-mixité et inclusivité tout en ayant la nécessité matérielle de délimiter un groupe social ? comment choisir un type de gouvernance ?).
Qu’ils soient pensés ou impensés, les différents rapports à l’écoféminisme dans ces communautés proposent enfin une critique en acte de toutes les manières dont les régimes néolibéraux s’approprient les discours et les pensées féministes, du « féminin sacré » à la marchandisation de la santé des femmes. Et c’est peut-être dans cette critique en acte qu’il faut voir, dans les expériences passées comme dans les expériences présentes, la réussite de ces expériences sociales d’ampleur transnationale.
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Féministes des champs — Du retour à l’écologie queer, de Constance Rimlinger, aux éditions PUF, février 2024, 240 p., 23 euros. |
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